La conception-réalisation dans les marchés publics : enjeux et perspectives

La conception-réalisation représente une approche novatrice dans le domaine des marchés publics, permettant de confier à un seul opérateur économique la conception et la réalisation d’un ouvrage. Cette méthode, qui déroge au principe de séparation entre ces deux phases, soulève des questions juridiques complexes tout en offrant des opportunités intéressantes pour les acheteurs publics. Examinons en détail les implications légales, les avantages et les défis de cette procédure qui redéfinit les contours traditionnels de la commande publique.

Cadre juridique de la conception-réalisation

La conception-réalisation s’inscrit dans un cadre juridique spécifique, défini principalement par le Code de la commande publique. Cette procédure dérogatoire au droit commun des marchés publics permet de confier à un groupement d’opérateurs économiques ou à un seul opérateur une mission portant à la fois sur l’établissement des études et l’exécution des travaux.

Le recours à la conception-réalisation est encadré par l’article L2171-2 du Code de la commande publique. Il est autorisé dans certains cas spécifiques, notamment :

  • Pour les ouvrages d’infrastructures
  • Pour les projets de rénovation, de réhabilitation ou de construction neuve de bâtiments
  • Lorsque des motifs d’ordre technique rendent nécessaire l’association de l’entrepreneur aux études de l’ouvrage

La jurisprudence administrative a progressivement précisé les contours de ces motifs techniques, exigeant qu’ils soient liés à la destination ou à la mise en œuvre technique de l’ouvrage. Il peut s’agir, par exemple, de contraintes exceptionnelles liées à la nature du sol, à l’environnement du projet, ou encore à des exigences particulières en matière de performances énergétiques.

Le juge administratif exerce un contrôle approfondi sur la justification du recours à cette procédure. Les acheteurs publics doivent donc être particulièrement vigilants dans la motivation de leur choix, sous peine de voir leur marché annulé pour non-respect des conditions légales.

Procédure de passation des marchés de conception-réalisation

La passation d’un marché de conception-réalisation obéit à des règles procédurales spécifiques, qui diffèrent selon la nature de l’acheteur public et le montant estimé du marché.

Pour les pouvoirs adjudicateurs, la procédure avec négociation ou le dialogue compétitif sont privilégiés. Ces modalités permettent une interaction approfondie entre l’acheteur et les candidats, favorisant l’émergence de solutions innovantes et adaptées aux besoins spécifiques du projet.

Le déroulement type d’une procédure de conception-réalisation comprend plusieurs étapes clés :

  • Publication d’un avis de marché
  • Sélection des candidats sur la base de leurs capacités techniques et financières
  • Remise des offres initiales par les candidats retenus
  • Phase de négociation ou de dialogue
  • Remise des offres finales
  • Analyse des offres et attribution du marché

Une attention particulière doit être portée à la composition du jury, qui joue un rôle central dans l’évaluation des projets. Pour les marchés de conception-réalisation passés par les collectivités territoriales, le jury doit comporter au moins un tiers de maîtres d’œuvre indépendants des candidats et du maître d’ouvrage.

La pondération des critères d’attribution revêt une importance capitale. Les acheteurs doivent trouver un équilibre entre les aspects architecturaux, techniques et financiers du projet, tout en respectant les principes fondamentaux de la commande publique que sont la liberté d’accès, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures.

Avantages et risques de la conception-réalisation

Le recours à la conception-réalisation présente des avantages significatifs pour les acheteurs publics, mais comporte également des risques qu’il convient d’anticiper.

Parmi les principaux avantages, on peut citer :

  • Une optimisation des délais de réalisation du projet
  • Une meilleure maîtrise des coûts grâce à une approche globale
  • Une responsabilité unique facilitant la gestion du projet
  • Une synergie accrue entre concepteurs et constructeurs

Cependant, cette procédure n’est pas exempte de risques :

  • Une réduction potentielle de la créativité architecturale
  • Une complexité accrue dans l’évaluation des offres
  • Un risque de dépendance vis-à-vis du groupement retenu
  • Des difficultés potentielles en cas de litiges ou de défaillances

Pour maximiser les bénéfices de la conception-réalisation tout en minimisant ses risques, les acheteurs publics doivent mettre en place une gouvernance de projet adaptée. Cela implique notamment :

– Une définition précise des besoins et des objectifs du projet

– Un cahier des charges détaillé mais laissant place à l’innovation

– Un suivi rigoureux de l’exécution du marché

– Une communication transparente avec l’ensemble des parties prenantes

Évolutions récentes et perspectives

Le cadre juridique de la conception-réalisation a connu des évolutions significatives ces dernières années, reflétant une volonté d’assouplissement et d’adaptation aux enjeux contemporains de la construction publique.

La loi ELAN de 2018 a notamment élargi les possibilités de recours à cette procédure pour les organismes HLM et les sociétés d’économie mixte de construction et de gestion de logements sociaux. Cette extension vise à faciliter la réalisation de projets de construction ou de rénovation de logements sociaux, dans un contexte de tension sur le marché immobilier.

Par ailleurs, les préoccupations environnementales croissantes ont conduit à une prise en compte accrue des performances énergétiques dans les projets de conception-réalisation. La possibilité de lier conception et réalisation permet en effet d’optimiser les choix techniques dès la phase de conception, favorisant ainsi l’émergence de bâtiments plus durables et économes en énergie.

L’intégration croissante du Building Information Modeling (BIM) dans les projets de construction publique ouvre également de nouvelles perspectives pour la conception-réalisation. Cette technologie, en facilitant la collaboration entre les différents acteurs du projet et en permettant une visualisation précise de l’ouvrage dès la phase de conception, s’avère particulièrement adaptée à cette procédure.

Enfin, la crise sanitaire liée au COVID-19 a mis en lumière la nécessité d’une plus grande flexibilité dans la réalisation des projets publics. Dans ce contexte, la conception-réalisation pourrait être amenée à jouer un rôle croissant, notamment pour des projets nécessitant une adaptation rapide des infrastructures publiques.

Vers une généralisation de la conception-réalisation ?

Face aux avantages indéniables de la conception-réalisation, la question de sa généralisation dans les marchés publics se pose avec acuité. Toutefois, cette perspective soulève des débats au sein de la communauté juridique et professionnelle.

Les partisans d’une extension du champ d’application de la conception-réalisation arguent qu’elle permettrait une meilleure efficacité de la commande publique, en termes de délais, de coûts et de qualité des ouvrages réalisés. Ils soulignent également que cette procédure favorise l’innovation et l’émergence de solutions techniques avancées, particulièrement pertinentes dans un contexte de transition écologique.

À l’inverse, les détracteurs de cette approche mettent en avant les risques d’une concentration excessive du marché au profit des grands groupes, au détriment des petites et moyennes entreprises. Ils s’inquiètent également d’une potentielle perte d’indépendance de la maîtrise d’œuvre, garante traditionnelle de la qualité architecturale et technique des projets.

Une voie médiane pourrait consister en un élargissement progressif et encadré du recours à la conception-réalisation, accompagné de garde-fous juridiques pour préserver la diversité du tissu économique et la qualité architecturale des projets. Cette approche pourrait inclure :

  • Une définition plus précise des motifs techniques justifiant le recours à la conception-réalisation
  • L’introduction de quotas pour limiter la part des marchés publics passés selon cette procédure
  • Le renforcement des exigences en matière de performances environnementales pour les projets de conception-réalisation
  • La mise en place de mécanismes favorisant l’accès des PME à ces marchés, par exemple via des allotissements adaptés

En définitive, l’avenir de la conception-réalisation dans les marchés publics dépendra de la capacité des pouvoirs publics à trouver un équilibre entre efficacité économique, qualité architecturale et préservation de la diversité du tissu économique. Cette évolution devra s’accompagner d’une réflexion approfondie sur les compétences nécessaires au sein des acheteurs publics pour piloter efficacement ces projets complexes.

La conception-réalisation s’affirme comme une procédure innovante et prometteuse dans le paysage des marchés publics. Son cadre juridique, en constante évolution, reflète les enjeux contemporains de la construction publique, entre efficacité économique, performance environnementale et qualité architecturale. Si son extension soulève des débats légitimes, elle offre indéniablement des opportunités intéressantes pour relever les défis de la commande publique du XXIe siècle. L’enjeu pour les années à venir sera de trouver le juste équilibre entre innovation procédurale et préservation des principes fondamentaux qui régissent l’action publique en matière de construction et d’aménagement.